
Les pionniers du Judo- la fondation des arts martiaux français
Comme beaucoup de français, j’ai commencé les arts martiaux par le Judo. J’en ai fait longtemps en parallèle d’autres pratiques et je conserve donc un attachement particulier à cette discipline. J’irai même jusqu’à dire que les principes du Judo sont restés ma ligne directrice jusqu’à encore aujourd’hui (dans les arts martiaux ou ailleurs). Pourquoi j’ai arrêté, parce que la pratique et l’esprit du Judo me semblait de plus en plus dichotomique… Lorsque j’ai vu la sortie du livre les pionniers du Judo français de Claude Thibault chez Budo éditions, je me le suis procuré un peu par curiosité. Je ne m’attendais pas à trouver autant d’informations dedans.
En effet, bien plus que le Judo en France, ce livre explique les prémices de la structuration des arts martiaux en France, du pourquoi c’est devenu ce que c’est aujourd’hui et montre clairement des dérives qui restent très actuelles. J’ai donc décidé de faire un résumé de ce livre, à la fois pour ce qu’il apporte au Judo, mais également à la réflexion qu’il impose sur le devenir des arts martiaux.

Introduction
Il y a pour moi quatre livres à lire en Français sur le Judo pour le comprendre en dans son entièreté. L’esprit du Judo et Judo école de vie de Jean-Luc Jazarin, la biographie de Jigoro Kano et Judo Kodokan. Ces livres présentent le Judo en tant que Budo et montre qu’il est bien plus qu’un simple sport olympique. Ils montrent aussi à quel point la différence est grande pour une même pratique en fonction de la recherche qu’on y met derrière. Et puis, il y a les pionniers du Judo, qui montre à quel point la recherche correcte est fragile et comment elle a une tendance naturelle à dégénérer. Je conseille ensuite de lire le livre Junomichi, qui fait une bonne suite aux pionniers et qui montre comment une minorité cherchent à faire vivre l’esprit.
Les pionniers du Judo est un ouvrage magistral écrit par Claude Thibault, un auteur prolifique sur le Judo français. Il retrace avec des documents bien sourcés l’histoire du Judo en France. Cette histoire n’est pas anodine puisqu’à mon sens, le Judo français a ouvert une seconde route à la discipline et a étendu cette influence jusqu’à en faire le courant majoritaire. La FFJDA étant en effet la fédération de Judo la plus puissante capable de faire passer les décisions qu’elle désire au niveau de la fédération internationale.
Qui sont les pionniers du Judo ? Globalement, ce sont quelques-uns des élèves à qui Maître Kawaishi, le fondateur du Judo en France, a attribué une ceinture noire. Leur influence via le collège des ceintures noires a permis de développer le judo français de façon collective et individuelle. C’est l’histoire que nous allons suivre ici.
L’implantation du Judo
La première fois que le Judo a été présenté en France, c’était en 1889, par Jigoro Kano lui-même. Cependant, il faut attendre les années 30 pour voir apparaître le premier club de Judo à Paris. C’est M. Feldenkrais, passionné de jujitsu qui ouvrira le Ju-jitsu club de France en 1936 par passion pour le ju-jitsu et après avoir rencontré Jigoro Kano. Néanmoins, c’est maître Kawaishi alors 5eme Dan, qui ouvrira le premier club de Judo après s’être fait une réputation de combattant aux USA et en Angleterre. Son premier élève officiel est Maurice Cottreau. Il entraînera également Feldenkrais mais dans son ju-jitsu club de France. Cottreau sera le premier à recevoir l’intégralité des grades mis en place par Kawaishi, créateur des fameuses ceintures de couleurs. A cette époque, l’entraînement était peu structuré. « Il était à base de répétitions, enchaînement technique et randori souple ».
Le Judo devient à la mode grâce à un soutien presse et finalement, les deux premiers clubs fusionnent, Kawaishi prenant la tête du jujitsu club de France en 1937. Un an après Kano meurt. En 1938, Feldenkrais devient ceinture noire. Néanmoins, son nom n’est pas enregistré au collège des ceintures noires n’ayant pas été formé intégralement par Kawaishi. C’est donc Cottreau qui un an plus tard sera la première ceinture noire française officielle.
Le judo pendant la guerre
Le Judo est de plus en plus à la mode notamment après 1942 où les activités reprennent. Les démonstrations se multiplient et des gens célèbrent assistent aux cours. Une originalité de la pratique est que Kawaishi est aussi exigeant sur les qualités morales de ses élèves que sur les qualités techniques. Les premiers championnats de France ont lieu en 1943, devant 3000 personnes. La presse en retient le côté spectaculaire et acrobatique de la discipline. L’évènement est un succès et le Judo est considéré comme sérieux dans le milieu du sport.
A ce moment-là, on peut voir que le Judo est toujours dans l’esprit de ce que voulait Kano, une école de structuration du corps et de la pensée et une méthode très efficace pour convaincre la population. D’ailleurs, une anecdote très parlante rapporté dans le livre qu’une ceinture noire avait été refusée à un vainqueur de compétition parce qu’il avait juré pendant un combat. L’anecdote se poursuit avec une citation : « la ceinture est un symbole. Elle désigne le meilleur et il serait immoral que le meilleur ne soit pas le plus policé. On ne joue pas impunément avec les symboles. » C’est par des principes simple que l’on structure le mental…
En province, le judo est enseigné via la police ou l’armée. Néanmoins, le manque d’instructeurs empêche son développement rapide. La fin de la guerre a permis de corriger cela.
La première fédération de Judo et le collège des ceintures noires
La première fédération de Judo a été difficile à avoir. A l’époque on voulait coller le Judo dans la fédération de lutte. La fédération de Judo s’est défendu avec des arguments employés encore aujourd’hui par ceux ne voulant pas la rejoindre. Néanmoins, la création de cette fédération se justifiait par l’apparition après la guerre de nombreux clubs de judo ouverts par les différentes ceintures noires. Elle est donc créée en 1946 par P. Bonet-Maury. A cette époque, ce sont les élèves reconnus comme les meilleurs de Kawaishi qui occupent la direction technique de la fédération.
Kawaishi à cette époque a quitté la France. Le Judo est donc géré par ses élèves. En 1947, le collège des ceintures noires est crée par J. de Herdt par une trentaine de ceintures noires. L’initiative de ce projet a été prise par Kawaishi lui-même. En effet, pour palier à son absence, il avait regroupé une quinzaine de ceintures noires à qui il a transmis un enseignement avancé permettant de poursuivre l’entrainement en son absence. Déjà à ce moment, la création de cette nouvelle structure avait pour but de répondre à « un cadre sportif imposé par la fédération officielle prisonnière d’une législation inadaptée » et de continuer à travailler avec « l’esprit du Judo ». Dès ce moment, le Collège des ceintures noires veut étendre l’activité au-dela de la simple pratique quotidienne. La majorité des membres sont des professeurs et leur opinion diverge de celle des amateurs favorables à la compèt.
Vallet, un des fondateurs dit : « Le judo ne peut être considéré comme un sport… Le Judo est une méthode d’enseignement philosophique permettant … de donner une manière spéciale de concevoir la vie : l’esprit du Judo qui entraîne un comportement correspondant….
Cet esprit et la manière de l’acquérir sont éminement intuitifs et ne sauraient s’accomoder d’une législation… rationnelle. En conséquence, le judo s’anémie dans un cadre fédéral… Dans ces conditions, seul le collège des ceintures noires peut être capable d’assurer l’essor de « l’esprit du Judo »
Spoiler alert: ils ont perdu…
En fait, l’idée de base était bonne. Les ceintures noires ont ainsi pu maintenir leur niveau de qualité en formant eux-mêmes. Le problème est que les graines de deux directions pour le Judo ont déjà germé. On a ceux pour qui le Judo est un art de vie et qui sont les défenseurs du beau Judo et le groupe des compétiteurs pour qui le but est avant tout de gagner des compèts… A cette époque, sur la phase d’expansion du Judo, les deux ont été au final nécessaire. La première tendance développant la technique du Judo, la seconde la popularisant auprès du grand public par l’organisation de compétitions. C’est ainsi que la fédération et le collège des ceintures noires cohabiteront fraîchement jusque dans les années 50. A noter que Kawaishi est revenu en France en 1948 et sera le directeur technique du Judo en étant le seul habilité à discerner des grades au-delà de la ceinture marron. Il sera également accompagné de son assistant, Awazu, 6eme dan. Leur présence permettra à Paris de devenir la capitale européenne du Judo. L’équipe de France domine en effet totalement les autres pays.
Les experts du Kodokan
L’ancien président de la fédération française de Judo, J. Beaujean revient du Japon avec la notion de déséquilibre dans le Judo, idée neuve en France… A Paris, c’est M. Mochizuki qui montre la méthode du Kodokan (pas longtemps, Kawaishi n’appréciant pas trop). Enfin, à Toulouse, Ichiro Abé, un étudiant Japonais 7 eme dan du Kodokan, expose la méthode du Kodokan. Il faudra 2 ans pour qu’un groupe de judokas Parisiens s’y intéressent suffisamment pour descendre le rencontrer. Ils en reviennent émerveillés. Henry Plée dira qu’ils n’étaient pas capables de comprendre exactement ce que Abé faisait de plus qu’eux. Il apportait le déséquilibre et un travail plus interne. En 53, il sera nommé directeur de la fédération belge de Judo, la fédération française lui ayant refusé un poste. Etant à bruxelles, il viendra régulièreemnt enseigner à Paris où la différence de méthode remet en question le niveau des gradés de Kawaishi amenant à des frictions. Un article écrira très bien : « nous avions confondu le mouvement, c’est-à-dire jitsu, avec la façon de le faire Do. »
Ce point est totalement éclairant et cette divergence semble se répéter ad vitam eternam dans d’autres disciplines aujourd’hui. Points définissent la différence entre la méthode Kodokan et Kawaishi :
- L’accent est porté sur la forme de corps
- Présence d’un système de classification clair
- Peu de mouvement (40contre plus de 100 chez Kawaishi)
- Connaissance qualitative de chaque mouvement avec adaptation à différentes situation (catalogue technique avec situation fixe pour Kawaishi)
- Préparation corporelle au Kodokan pour donner la bonne forme de corps
Cette différence verra naître la création d’une branche Kodokan du Judo Français qui à terme quittera la fédération française. S’en suivra un joyeux bordel où 12 structures différentes gèreront le Judo.
3) 1956 : création de la FFJDA
En 56, les deux tendances sont réunies sous l’égide de la FFJDA, structure qui existe encore aujourd’hui. Néanmoins, à l’époque, les questions techniques étaient gérées par le collège des ceintures noires et le comité technique des experts du Kodokan. S’en suit la création d’une fédération internationnale sous l’impulsion française qui aura juste oublié d’y intégrer le Japon. Normal .
Jusque là, les passages de grades étaient organisés par le Collège des ceintures noires (donc des experts qui pratiquaient encore). Toutefois, la fédération décide que ce sera de son ressort et enlève le pouvoir du Collège des ceintures noires de faire passer les grades en s’appropriant le terme de Dan en s’appuyant sur l’administration française pour cela. Normal.
Et au passage, ils établissent la création des catégories de poids comme dans les autres sports (lutte et boxe). Voilà voilà.
C’est également à ce moment là que je cite « les compétitions deviennent moins belles et la technique cesse de progresser »
En 1960, une nouvelle fédération née, les dissidents reprochant à la FFJDA de ne pas prendre en compte le Collège des ceintures noires et la sensibilité du Kodokan. Ils lui reprochent aussi de refourguer des dans à la pelle pour tout et n’importe quoi. Cette nouvelle fédération, qui deviendra la fédération de Judo traditionnelle, décide donc de ne s’occuperque de l’organisation du sportif, l’enseignement relèvera des professeurs et les garants des valeurs du Judo le collège des ceintures noires.
Malgré tout, de plus en plus de monde veut faire du Judo et les français gagnent pleins de médailles.
Conclusion de la première partie
En trente ans (1936/1966), le Judo est passé de quelques dizaines de pratiquants à 120 000. Un millions de français ont sur ce temps-là enfilé un Judogi. C’est considérable. Malheureusement, ce développement s’est fait avec la perte de l’idéal éducatif de Kano pour ne rester qu’un entrainement sportif destiné à remporter le plus de médailles possible. Ce développement rapide voit le revers de la médaille. Il a fallu plus de professeurs pour répondre à la demande, sacrifiant ainsi la qualité de l’enseignement pour son uniformisation nivelant ainsi le niveau par le bas.
Seul le retour d’une élite qui aurait reçu l’instruction complète du Judo pourra tirer la masse vers le haut. Ce n’est qu’ainsi que l’élève aura le choix entre suivre une voie sportive ou une voie traditionnelle qui lui donneront la motivation pour poursuivre l’étude du Judo.
Les parties II et III du livre
Ces parties, extrêmement riches également regroupe des documents d’archives permettant d’appuyer l’histoire raconté dans la première partie. La troisième partie rassemble des interviews des différents pionniers qui ont vécu cette époque et qui nous donnent leur vision du Judo, passé et actuels. Une partie à lire absolument.
Conclusion
Le livre de Claude Thibault est un must have, tout simplement. Même si vous ne vous intéressez pas au Judo, si vous voulez avoir une vision de ce que peut devenir une discipline martiale, lisez les pionniers du Judo français. Ma vision de la chose est que la FFJDA a tué la vision de Kano dont elle ne se sert que comme slogan publicitaire qu’elle affiche sous son portrait. Et ce non seulement en France, mais au final cette influence se voit aussi dans le monde. A sa décharge, pour ceux que ça intéresse, elle a aussi créée un sport de combat ultra-populaire et olympique. Le business a gagné ce que « l’esprit du Judo » a perdu.
Un enseignement plus général
Ce livre montre plus généralement la problématique de pratiques cohérentes, développées par des pionniers qui soumises à la législation deviennent un produit de masse, se concentrant sur la forme, facile à obtenir, et communiquant sur le fond que personne ne travaille vraiment. Transférer la formation des professeurs du collège des ceintures noires à STAPS devrait pourtant faire tilter un peu… De même que de systématiquement dégager les référents japonais de la discipline en question qui en plus démontre aisément leur supériorité sur les dirigeants fédéraux (voir le livre)… Cette situation se repète malheureusement pour beaucoup de disciplines, le modèle FFJDA attisant la convoitise de personnes dont le niveau n’est pas suffisant pour être en adéquation avec l’attention dont ils ont besoin visiblement.
Ce livre met aussi en lumière la difficulté de la massification pour des pratiques comme les arts martiaux dont la formation met malheureusement trop de temps pour répondre à la demande pressante. Pour essayer de lutter contre cela, évidemment, certains experts décident de maintenir une forme de pratique traditionnelle. Cela a été vu en Aikido et en Karate Shotokan également… En Judo, le Junomichi d’Igor Correa, un ex du collège des ceintures noires a cette volonté. Le livre Junomichi est à lire à la suite des pionniers du Judo.
J’ai arrêté le Judo parce que l’environnement sonnait un peu creux. Néanmoins, à la lecture de certains livres, la pratique peut reprendre du sens et ces lectures donner une toute autre perspective à la pratique dans un club classique. De plus, ces enseignements valent pour toutes les pratiques martiales qui se tiennent. Je ne peux que vous recommander la lecture de ces livres.
N’hésitez pas à partager cet article s’il vous a parlé et à donner votre avis sur cette passionnante histoire !
A bientôt
Yvan


3 commentaires
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pontier
Merci d’une manière générale pour ce partage régulier de vos connaissances et de vos expériences.
Pour le judo,si Moshe Feldenkrais a bien été la première ceinture noire en France,il est surtout connu dans de nombreux pays comme le fondateur de la méthode qui porte son nom et qu’il a développée à partir de ses connaissances de scientifique
et de son expérience des arts martiaux.Il a basé sa méthode sur la plasticité du cerveau et du système nerveux.Les cours collectifs de la méthode s’appellent “prise de conscience par le mouvement”.Il estimait que la prochaine étape de développement de l’être humain serait celle de l’homme conscient.
Merci encore et cordialement
J. Pontier
Taxam
Oui c’est tout à fait exact. La méthode est d’ailleurs très très intéressante!